Batterie faible

J’ai décidé de commencer cette série d’articles, par le thème de l’entreprise et plus généralement le monde du travail. Plus précisément, quels sont les impacts de ma condition de neuro-atypique, dans un monde neuro-typique.

Ma réflexion sera d’abord axée sur mon environnement extérieur, pour petit à petit, se recentrer sur moi même. Allons du plus gros, au plus petit.

A la base, une entreprise est une unité économique, juridiquement autonome dont la fonction principale est de produire des biens ou des services pour le marché“ (définition INSEE). Il s’agit donc de une ou plusieurs personnes, qui mobilisent leur temps, leur énergie et leur talent, pour créer un besoin ou répondre à une demande.

Elles sont au coeur de notre modèle économique et social, puisque nous nous appuyons sur ces dernières, pour mener notre vie au quotidien et satisfaire nos besoins primaires, secondaires … etc.

Malheureusement, de nos jours, ces organisations sont profondément inhumaines. Cette déshumanisation s’explique de manière rationnelle (modèle capitaliste, concurrence accrue, loi du marché …) et irrationnelle (nature humaine, relations de pouvoir et rapports de force infondés, place de l’égo…).

Cependant, le monde de l’entreprise est il le reflet du monde en général ? Je ne pense pas. Je pense par contre, que c’est un catalyseur et une caisse de résonance énorme, qui créer des distorsions, et modifie de manière insensée les comportements humains.

La réussite professionnelle est souvent érigée comme le but ultime de la vie, et surtout, comme le seul moyen de s’intégrer à la société, telle qu’elle est aujourd’hui. L’humain est alors conditionné pour évoluer dans un système unique. La réduction de ses perspectives n’est pas la seule conséquence, cela fait surtout de lui un être fataliste et limité aux frontières, en apparence infranchissables (dès lors qu’elle sont apparentes), de ce monde et de sa condition.

Il s’agit alors pour moi, qui suis profondément humain, de rentrer dans un monde inhumain.

On remarque déjà un décalage. J’expose ici, ma petite et modeste vision, qui résulte des différentes expériences professionnelles que j’ai pu avoir.

Pour moi, le fonctionnement de ces entités est basé sur ce que j’appel “l’hypocrisie normal” ou “l’hypocrisie socialement acceptée”. L’honnêteté est une des première valeur bafouée. Je classe avec elle tout ce qui a attrait à l’éthique, la justice, l’égalité, la moralité, la bienveillance … Bref, toutes ces valeurs qui sont sacrifiées sur l’autel de la réussite personnelle, de la bonne marche de l’entreprise, du respect de la hiérarchie, de l’individualisme … Et j’en passe. Il y a une forme de résignation générale vis à vis de ce fonctionnement.

Au fur et à mesure de ma vie, j’ai appris qu’il y avait un code de vie en entreprise.

Il s’agit de règles applicables à peu près partout. Pêle mêle, je citerai :

  • En tant que nouveau, on se doit de respecter un certain délai pour faire part de remarques ou de requêtes quelconques. La pertinence de ces dernières ne rentrent pas en compte, elles seront souvent prises comme des attaques ad hominem. Elles seront la plupart du temps sanctionnées par une pensée du type “mais pour qui il se prend celui là”. Attention, ceci est valable avec des gens qui sont à un niveau similaire ou supérieur dans la hiérarchie.
  • Plusieurs règles sont d’ailleurs en rapport avec cette notion de hiérarchie. On se doit d’adapter le rôle et le costume qu’on revêt, à la personne qu’on a en face de nous, en fonction de sa place dans la hiérarchie. C’est vraiment comme dans un film, un figurant ne va pas se permettre une remarque au réalisateur, alors qu’un premier rôle est plus à même de le faire. On doit donc nuancer de plus en plus nos propos au fur à mesure qu’on monte dans la hiérarchie. Il faut prendre de plus en plus de précautions
  • On se doit d’avoir des conversations inutiles et superficielles, pour maintenir artificiellement une bonne ambiance ou en tout cas, donner l’image que tout le monde vit bien ensemble.
  • Il ne faut jamais trop attendre de quelqu’un ou de quelque chose, garder en tête que les faux semblants et les intérêts feints, sont à la base de la vie en entreprise.
  • Il faut réfléchir dans l’intérêt de l’entreprise que l’on représente (que l’on incarne même), et donc oublier toute honnêteté personnelle, tout états d’âme.

Tout cela est intellectualisé, appris, ce n’est pas naturel pour moi et ça me demande une énergie considérable. Penser à tout ça, en même temps que tout le reste (notamment mon hypersensibilité, mais on y reviendra plus tard) est extrêmement coûteux. Toutes ces conventions ou codes sociaux (explicites ou tacites), sont vécues comme une incarcération, et sont donc source d’anxiété et de stress puisque ma liberté est muselée.

Je n’ai aucun respect pour la hiérarchie (j’ai énormément de mal à adapter mon comportement en fonction des personnes). Je ne compte plus les fois où je me suis retrouvé dans le collimateur de personnes influentes. L’allégeance qui n’était pas total, et la remise en question de ce qui me semblait discutable, représentaient les principaux motifs de ma disgrâce. Il s’agissait alors, pour mon supérieur, d’asseoir son autorité de manière ferme pour écarter toute forme de rébellion (ce qui aboutit généralement à la fin de notre collaboration).

Le système hiérarchique pyramidale régit l’ensemble de la vie de l’entreprise, et dessine les contours des rapports intra-personnel. Comme tout système totalitaire, il est donc facile d’y être catégorisé comme un dissident. Pendant mon semestre à l’université Saint Francis Xavier au Canada (Nouvelle Écosse), j’avais suivi des cours de leadership, où j’avais beaucoup appris sur les différents types de leader (transformationnel, autocratique, transactionnel …) … La hiérarchie construit des leaders qui ne sont pas légitimes, et/ou armés, pour assumer tout ce qui découle de ce rôle (notamment la gestion du personnel), ils sont donc souvent conduit par l’égo. Dans cette optique, les “petits chefs” sont intransigeants et ont peu de considération pour des cas comme le miens.

J’ai autant de mal à inhiber mes envies et mes pensées, qu’à renier des valeurs fondamentales comme l’éthique, la justice ou l’honnêteté. Pensez au détriment de l’autre m’est compliqué. Les injustices quotidiennes de la vie en entreprise, me pèsent énormément et me coûtent énormément d’énergie … Notamment celles qui sont liées aux liens que les différents employés ont pu créer entre eux et qui aboutissent à des traitements de faveurs. Un déséquilibre de justice et d’égalité m’est insupportable.

Même en sachant tout ce que j’ai énoncé au préalable, et en ayant une plus grande connaissance de ce monde et de ces codes, ça reste très difficile d’y évoluer, puisque ça demande beaucoup de réflexion et une grosse débauche d’énergie.

Au final, la place du travail à proprement parler est minime.

L’environnement physique de l’entreprise est lui aussi coûteux en énergie. C’est souvent des endroit où il y a du bruit (sonnerie de téléphone, gens qui discutent, environnement extérieur, musique, portes qui claquent …), des odeurs particulières liées aux matériaux ou à des parfums divers, des lumières extrêmement agressives (néons, halogènes …) ou encore des allées et venues incessants.

Cependant, les plus grand défis restent pour moi axés autour des relations intra personnel et de la gestion de ma fatigabilité.

Le simple fait d’initier la conversation avec un collègue est difficile et pas naturel. Ici, le caractère improvisé et sans réel but, me prend au dépourvu et me pose beaucoup de problèmes. Que dire, que faire, que répondre … Si je n’ai rien à dire, rien à demander, je ne parle pas. J’ai plusieurs phrases que je connais et que je répète, mais cette parade est vite épuisée.

Je suis conscient que ce comportement baisse ma “valeur perçue”, et qu’il est souvent qualifié comme hautain et prétentieux, mais c’est très compliqué pour moi de feindre l’intérêt.

C’est une notion majeur qu’est celle de feindre. Dans le cas précis de la conversation imprévu, ça comprend un comportement verbal et non verbal. En même temps qu’on écoute la personne, on doit penser à :

  • Montrer des signes d’intérêts physiques (être tourné vers la personne, le regarder, hocher la tête …).
  • Penser à la réponse qu’on va apporter. C’est très difficile de savoir quoi répondre, à une question qui n’en est pas une (exemple, à la question “t’as passé un bon week end ?”, la personne n’a pas vraiment envie de savoir ce que j’ai fais le week end en question, c’est juste une manière de meubler, ou même de dire bonjour …).
  • Trouver quelle réponse attend la personne qui est à l’initiative de la conversation. Bien souvent ce ne sont pas des intéractions qui ont pour but l’échange bénéfique mutuel, mais bien quelque chose d’unilatéral. La personne ne recherche en aucun cas un avis honnête, mais juste un moment de superficialité, au cour duquel elle peut se prévaloir de quelque chose, montrer une réussite ou que sais-je. Tout cela sans se demander si vous pourriez être intéressé.
  • Penser à y mettre la forme.

C’est donc extrêmement coûteux en énergie.

Si je vais plus en profondeur, dans mon cas, feindre revient à se renier petit à petit,  “Ignorer ce que je vis (ma colère, par exemple). Agir à l’inverse de ce que je ressens (je suis triste mais je souris). Banaliser ce que je ressent ou perçoit. Renoncer à mon propre jugement, faire davantage confiance au jugement de l’autre, refuser de regarder ma réalité en face…” Extrait de La lettre du psy de Michel Larrivey. C’est l’aliénation à force de se renier.

Je vois la fatigabilité (comprendre, mon “réservoir d’énergie”), comme une courbe qui est corrélée à toutes les choses énoncées ci-dessus.

Arrive donc un moment où je n’ai plus d’énergie (souvent après quelques heures de travail mais tout dépend du contexte et de l’environnement). A partir de là, chaque interaction et chaque confrontation avec des bruits, des lumières ou encore des odeurs perturbantes sont vécues comme des agressions, comme des épreuves à surmonter. Je ne parle pas de la foule, ni d’un espace clos et confiné, puisque c’est presque impossible à surmonter, sans que je m’en extirpe.

Le stress et l’anxiété augmentent puisque tout se mélange dans ma tête…Tous les environnements s’entremêlent, pour aboutir une cacophonie interne. Tous les sens sont en alertes en même temps, ils sont tous submergés. Je ne suis alors plus apte à suivre une conversation, ou en tout cas, d’y participer de manière optimale.

La situation passe donc de dérangeante à complexe.  

Ecouter un collègue, lui montrer des signes d’intérêts, tout en réfléchissant à la réponse (et donc analyser qui il est, et qu’est ce qu’il attend), tout ça avec des téléphone qui sonnent et résonnent dans ma personne, des lumières dont l’intensité est telle qu’elles semblent me toucher, des odeurs qui paraissent tourmenter mon cerveau plus que mon odorat lui même … Dans la plupart des cas, un simple acquiescement suffit … Puis je prend la fuite, quitte à passer pour un égoïste qui n’est pas à l’écoute.

Cet état de saturation, abouti à des périodes de dépersonnalisation et de déréalisation.

Je vois le monde comme un film dans lequel je ne suis pas, comme si j’étais spectateur de ma propre réalité. J’agis de manière mécanique … Mon esprit n’est plus vraiment présent. Une bulle se forme autour de moi et je suis en suspension. Tout me paraît plus lointain, c’est vraiment un sentiment de détachement perturbant.

De brèves phases de consciences surgissent tout de même, comme des éclairs qui me permettent de surmonter ces périodes. Souvent dans des moments où j’arrive à me retrouver seul, dans un environnement plus ou moins calme (dehors, toilettes, pièce isolée … Les possibilités sont nombreuses). Il peuvent aussi survenir au milieu d’une conversation, si quelque chose me fait “tilter”, quelque chose d’inhabituel dans la conversation, qui m’oblige à avoir une réflexion et qui me sort un peu de cet état léthargique.

Une autre stratégie consiste à s’auto-stimuler, comme pour essayer de focaliser son esprit sur quelque chose de précis, et d’essayer de faire abstraction des stimulus extérieur.

Dans ces moments là … Il n’y a plus beaucoup de stratégies qui tiennent, je suis plus à fleur de peau et mon honnêteté ressort de manière spontanée… La fin du travail est attendue comme le bout du tunnel.