Introduction

Contraction de sociabilité et fatigabilité, ma sociagabilité désigne ma faculté à faire face aux conventions sociales, aux jugements des autres (ainsi que de moi-même, puisque nous sommes plusieurs dans ma tête), et à toutes les projections négatives qui en découlent.

A l’heure où des mots comme  « adulescence », « burkini » ou encore « divulgâcher », ont fait leur apparition dans le dictionnaire de la langue française, j’ai l’outrecuidance de proposer « sociagabilité ». Nom féminin, qui désigne la corrélation  entre la sociabilité et la fatigabilité d’un être vivant (effectivement, il n’est pas encore prouvé qu’un Zorille du Cap ou un Sifaka joyeux, ne soient pas confrontés au même problème, que nous autres humains).

Trêve de plaisanteries, c’est un sujet bien lourd que je vais aborder dans cet article. Un sujet qui m’a précipité dans les bras de mes démons les plus sombres, et qui m’a fait embrasser des états psychologiques des plus chaotiques. Il s’agira de l’alcool. C’est l’humoriste asperger Québécois Louis T, qui m’a donné envie d’évoquer ce thème. C’est la première personne que j’ai vu en parler publiquement, et forcément ça a fait écho en moi. Dans un premier temps, je vais replanter le décor, pour tenter de cerner les causes. Puis j’aborderai les problèmes et les conséquences que cela génère.

Causes (mal organisées)

Jouer le jeu social et feindre l’intérêt, demande une réflexion de tous les instants pour tenter d’être perspicace, dans son comportement et ses réponses.  Par exemple, lorsque je rencontre quelqu’un dans un événement informel, qui a lieu en soirée (puisque c’est majoritairement de ça qu’il s’agit dans cet article), il faut s’enquérir de son état et feindre l’intérêt pour cette personne (soyons honnête, l’intérêt est rarement réel). Ça demande une réflexion, et une énergie considérable … Il faut lier le verbal et le non verbal, il faut débuter et clore l’interaction, éventuellement répondre à des questions, mais tout en prenant soin à ce que ses réponses, respectent le degré de connaissance avec la personne visée, et restent dans la superficialité …  Bref, je vous invite à lire l’article aspirant humanoïde #2, qui est assez complet par rapport aux difficultés du quotidien.

Malheureusement, ces conventions ont un pouvoir considérable !

Hautain, prétentieux, égoïste, égocentrique, sans cœur, bizarre, malpoli … Autant d’adjectifs qui peuvent être utilisés pour vous qualifier, si vous n’avez pas dit bonjour, ou que vous n’avez pas démontré de l’intérêt pour l’existence d’une personne. Hors, j’ai énormément de mal à faire cela, et quand je le fais, j’ai vraiment l’impression que ça sonne faux et ça me met très mal à l’aise, j’ai donc une difficulté croissante pour continuer la conversation, comme une voiture qui s’embourbe dans la boue.

Je rappelle qu’il s’agit bien sûre de la forme, aucun fond n’est demandé. C’est un comportement factice, qui vise simplement à faire partie de la communauté … J’ai énormément de mal à parler pour parler et à rester dans la superficialité, sans échanger des informations réelles.

Pour les non-initiés, le jeu social demande donc énormément d’énergie et de connaissance. Comme il n’y a pas de manuel, le mode essais/erreurs est souvent à la base de toute la vie d’un neuro-atypique. J’ai parfois même essayé de reproduire ce que j’avais vu à la télévision ou dans les films … Ce qui n’est manifestement pas une bonne idée 🙂 !

Et même lorsque j’arrive à faire illusion, je dois affronter mon moi intérieur. Puisque lorsque j’arrive à feindre l’intérêt, j’ai toujours en mémoire que celui-ci est factice, et que je vais être démasqué … Cette pression me monte au nez comme la moutarde.

Tout cela en étant conscient du peu d’intérêt qu’accordent la plupart des gens à ces conversations improvisées, et aux interactions conventionnelles. C’est pour eux quelque chose d’implicite et de naturel, qui n’implique pas leur jugement, ils ne cherchent pas à vérifier l’authenticité de l’intérêt. Ce qui est incroyable, c’est que la non réalisation de ces phases de communications, vous  expose à de grandes déconvenues. Alors même que tout le monde s’accorde à dire que c’est feint et factice !

La plupart des personnes vont le prendre personnellement, et leur jugement sera souvent dur et sans appel. Il ne m’a pas dit bonjour, parce qu’il ne m’aime pas, ou parce qu’il est hautain. Il ne me demande jamais de nouvelles, parce qu’il s’en fout de moi. Conclusion, cette personne est mauvaise, je ne souhaite pas avoir de rapport avec elle, et je vais répandre ce jugement autour de moi. Coup de tampon sur la carte de membre des cons.

Toute cette spirale négative, pourtant née de suppositions liées à une certaine conception de la normalité, va donc rejaillir sur vous. C’est un large panel d’attributs qui sera impactés, de l’égo à la confiance en soi, en passant par l’amour propre. Penser pour moi et me conférer des raisonnements qui ne sont pas les miens, me révolte au plus haut point … Par la suite, il est très difficile de faire face à ça.

Je suis capable de faire des choses jugées comme incroyables, mais incapable de faire d’autres choses, pourtant jugées comme naturelles et d’une facilité enfantine. Cela réside en partie dans l’invisibilité de la différence, et la méconnaissance de celle-ci. On ne demandera jamais à un paraplégique de courir un 100m, ou à un muet de faire The voice.

En pleine conscience, je ressent grandement le décalage qu’il y a entre le monde et moi. Mon cerveau étant sans cesse en fonctionnement pour gérer l’environnement (sonore, lumineux, olfactif), appréhender le monde et les interactions probables et anticiper tout ce qui pourrait se passer … Une charge de travail considérable, qui pèse lourd. Et comme n’importe quel poids, se pose la question de ma capacité à le supporter. Que va t’il se passer si je n’ai pas un comportement jugé comme adapté ? Tout cela est générateur d’une grande anxiété. C’est aussi et surtout à la base d’une grande frustration, puisque ce n’est qu’après coup, que les mots et les réactions adéquates me viennent. Le fait de ne pas avoir été d’une perspicacité optimale me dérange.

Parler de ma situation ne servirait à rien. La différence est souvent traitée avec une once de pitié … La personne « atteinte » souvent perçue comme un sot bienheureux qu’il faut protéger, incapable de duper ou faire du mal. Mais si cette différence est invisible, alors c’est encore pire, c’est comme si elle était soumis au jugement de chacun, et à son supposé niveau de connaissance. Chacun y apportant sa contribution … « je pense que tu te fais des films », « Oh te prend pas la tête », « On est tous un peu stressé » …

Comme beaucoup de sujet, le syndrome d’Asperger souffre de clichés et d’idées reçues, souvent véhiculées par les médias (où il est d’ailleurs toujours désigné, comme une « maladie » qu’il faut traiter). Mon cerveau n’est pas constitué de la même manière, et mon fonctionnement cognitif ne me permet pas d’adopter le même comportement social …

Ce diagnostic est intervenu comme un couperet. Il est venu geler une situation déjà problématique … D’un côté, j’ai du mal à accepter cette différence immuable. Mais d’un autre côté, j’aime mon atypicité. Il faut avouer que j’ai du mal à m’affranchir du regard des autres et du monde extérieur. Un aveu difficile pour moi, qui accepte rarement l’échec et qui a un niveau d’exigence assez élevé avec moi-même.

C’est donc toute cette nébuleuse de problèmes décrites ici, qui peut me pousser à accepter une valse avec le diable …

Problèmes et conséquences (très personnelles)

Il me semble important de préciser, que mon rapport avec l’alcool est uniquement lié à un contexte précis, celui des événements sociaux qui ont majoritairement lieu en soirée (retrouvaille dans un bar, concert, manifestation sportive, anniversaire, soirée quelconque, repas chez des amis, barbecue …). Il n’y a aucune consommation hors de ces contextes sociaux …

Je vais commencer par lister ses bénéfices, pêle-mêle :

  • Permet d’être moins conscient de moi-même et moins sujet à mes projections négatives.
  • Estompe mon hypersensibilité aux sons et aux lumières
  • Atténue mon agoraphobie
  • Prolonge ma « durée de vie » en milieu social, en me donnant un regain d’énergie
  • Facilite les interactions sociales
  • M’affranchie du regard des autres et des jugements divers
  • Permet de feindre l’intérêt
  • M’aide à trouver de l’intérêt et de la motivation

La boisson me procure un sentiment de normalité, ça me permet d’être moins conscient de moi-même … Ça m’apporte aussi un sentiment de liberté, de lâcher prise et de bonheur. L’excitation pré consommation est d’ailleurs palpable, heureux à l’idée de se sentir bien, et de se libérer du poids de mon esprit sans cesse en fonctionnement. Ça me permet aussi de libérer ma parole, de parler sans penser à toutes les barrières habituelles. Comme si j’allais évoluer d’égal à égal, libéré de toutes ces projections négatives. Simplement l’alcool désinhibe, mais pas que …

« La nuit tous les chats sont gris » … Alors je me fonds dans la masse, jusqu’à en faire partie. Cette masse que pourtant je décrie tant … Un comportement antagoniste, qui s’apparente au syndrome de Stockholm.

Il faut savoir que j’ai toujours évolué dans une sphère où le monde de la nuit avait une grande place (pendant mes études, dans mon groupe d’amis …). C’est donc aussi une habitude.

Au fur et à mesure que mon taux d’alcoolémie grimpe, le peu de filtres que j’ai disparaissent, mes capacités de réflexion et d’analyse s’amenuisent … Jusqu’à devenir quelqu’un d’autre. Quelqu’un de socialement débridé, exubérant et  capable de parler à n’importe quel inconnu. Des interactions qui n’ont aucun sens, et dont je ne retire rien de plus que l’exaltation du moment. Je deviens un sujet esclave de ma  liberté. Ma propension à toujours évoluer dans les extrêmes, m’empêche de dire stop et d’arrêter avant que tout bascule.

Mes dépenses lors de ces nuits de folie le prouvent. Moi qui suis pourtant si raisonnable d’habitude, vais agir de manière complètement frénétique. Je deviens capable de dépenser 80€, pour acheter une bouteille d’alcool en boîte de nuit (endroit qui s’apparente à l’enfer si je suis sobre), j’offre des consommations à tout va et à n’importe qui  … Mon comportement est modifié en profondeur. Je suis cette voiture sans freins dans une descente, qui prend de la vitesse, jusqu’au crash inévitable.

L’impact est symbolisé par le réveil … Le retour à la réalité est violent. Des milliers de questions m’assaillent, pourquoi ? Comment ? Où ? Avec qui ? C’est le début d’une longue descente aux enfers, partagée entre la culpabilité, la détresse, la solitude et le désarroi. Comme un retour dans un esprit que je n’ai pas contrôlé et qui m’a échappé. Je suis parachuté sur un champ de bataille, mais cette dernière est terminée … Il ne reste que des ruines et des cendres encore fumantes. Alors j’observe tout ce que j’ai détruit, et prend la mesure du désastre.  C’est difficile d’être le principal belligérant de cette guerre, le seul même. Je suis le coupable, rejeter la faute sur les autres serait trop facile. Et c’est bien pour ça que je m’en veux autant. Même si mon entourage proche peut jouer un rôle, je sais que je n’ai besoin de personne, pour couler dans les fonds marins les plus obscurs, peuplés de créatures encore inconnues.

Il n’y a jamais qu’une seule victime … Malheureusement, mon entourage est touché, spectateur de cette déchéance, dans un mélange de tristesse, de résignation et d’agacement. Je déçois des personnes, qui ne méritent pas ce surplus de déconvenues à mon égard. A commencer par mes parents, qui ont le mérite d’avoir toujours été là, et de m’avoir soutenu contre vents et marées, peu importe ce que j’ai entrepris. Le grain de sable de satisfaction que j’apporte, contraste avec le désert de déceptions que je draine. J’en suis conscient et c’est d’autant plus dérangeant. Je déçois aussi cette fille qui est rentrée dans ma vie comme un chien dans un jeu de quilles, mes amis proches, mes amis moins proches … Bref, un peu tout le monde.

Il y a eu beaucoup d’avancées … Mais lorsque ces événements incontrôlés surviennent, j’ai l’impression d’avoir fait un pas en avant et deux en arrière. Il suffit d’une soirée pour que tout s’écroule, il suffit d’une nuit pour que tout s’embrouille. Les montagnes si difficilement gravies, sont dévalées dans une chute vertigineuse. C’est comme si je repartais de zéro.

Je confère de l’importance et de l’intérêt à ce qui n’en a pas. Mais surtout, je sombre dans la facilité. Ce qui ne me ressemble pas. Cet élixir vient panser des questionnements, qui sont comme des plaies béantes …

Apparemment il n’y a pas de défaites, que des leçons. Alors je reprends ma marche en avant. Comme le dit une personne que je connais très bien, « oisiveté est mère de tous les vices ». Il est vrai que la meilleure manière pour moi de ne pas sombrer, est d’occuper mon temps et mon esprit. Je vais m’y atteler … Un nouveau challenge professionnel se profile donc (Aspirant humanoïde #1 le monde de l’entreprise). Il me faut des nouvelles victoires pour effacer ces défaites.

Avec toujours l’objectif d’aller plus loin dans la confrontation avec moi-même, et que chacun trouve sa place dans ce ménage à trois. Dans cette optique, je vais tenter d’évoluer dans la mesure, et essayer de contenir ces démons qui dansent autour de moi, comme dansent des esprits indiens autour d’un feu de camps. Je ne souhaite pas quitter ce monde de normalité et je suis sûre que je peux l’intégrer. Mine de rien, j’ai quand même confiance en moi. Il faut que j’écoute plus mon corps et mon esprit, que j’accorde plus d’importance à ma “sociagabilité” et surtout, que je m’émancipe du regard des autres.

L’écrire est déjà un engagement plus fort que d’habitude. Comme je l’ai déjà dit, dans la douleur on grandit, j’espère alors devenir un géant inébranlable, (ce qui est sans doute un brin présomptueux :-)).

PS : Comment le voyage m’aide à limiter mon anxiété et mon stress (et donc toute cette problématique)