La construction archétypale du « végan »

Nous vivons dans un monde d’archétypes symboliques, des simulacres de catégories sociales dangereusement hermétiques et bien sûr manichéennes, construits et instrumentalisés à travers les médias. On pourrait vulgariser le principe archétypale en la simple notion de cliché, bien que cette dernière subisse des hybridations sémantiques jusqu’à perdre une bonne partie de son sens premier.

Parmi ces nombreux archétypes qui régissent l’imaginaire collectif, nous pouvons piocher par exemple, la « Femme », polémique car nécessairement féministe, elle est pénalement intouchable au risque d’invoquer un monde injustement phallocentré duquel elle serait assujettie. Nous avons également l’ « Homosexuel », figure de l’innocent à jamais persécuté, il représente la vitrine d’une société sexuellement libérée, moderne et intellectuellement ouverte, mais aussi la cible de l’intolérance de groupuscules homophobes, droitistes et conservateurs.

Parmi ces personnages et bien d’autres encore, qui n’ont, présentés comme tel, pas plus de réalité que les protagonistes caricaturés d’une bande dessinée, nous trouvons le « Végan ». Ce militant extrémiste violent et liberticide est souvent rallié aux « bobos-gauchos » (tiens, encore un autre bel exemple d’archétype…). Ils sont accusés de bien d’incivilités : caillassages de boucheries, tags inscrits sur des vitrines, incendies criminels visant des restaurants ou des abattoirs…

Des actes réels et évidemment condamnables, mais qui, représentent une infime partie de ceux qui partagent le fameux “mode de vie végétal”. Or, toutes les informations s’imbriquent pour vous construire une représentation archétypale des végans comme des dissidents, des terroristes de la bienséance, et parfois même … comme des fous.

C’est pourquoi je vais m’attarder dans cet article à déconstruire cette relation intrinsèque entre la notion de « véganisme » et d’ « extrémisme », relation qui, dans un monde pétri d’excès, d’outrance et autres démesures, ne serait qu’une stratégie hypocrite de décrédibilisation d’un mode de vie enfin raisonnable.


La réalité sclérosée de l’extrémisme 

Derrière le terme d’extrémisme, on retrouve généralement deux caractéristiques interdépendantes, à savoir une pensée dogmatique et la volonté d’imposer cette pensée en recourant à des méthodes violentes. Ces deux caractéristiques comme critères propres de l’extrémisme sont déjà problématiques.

Rappelons que la pensée dogmatique consiste en la croyance de détenir la vérité absolue et à considérer comme « faux » tout ce qui ne va pas dans son sens, sans pour autant faire l’effort de défendre son opinion à l’aide d’arguments un tant soit peu pertinents et rigoureux. Face à l’impuissance rhétorique de convaincre de la véracité de ses propos, l’individu extrémiste usera donc de la force et de la violence afin d’imposer son mode de pensée. Ainsi, nous retrouvons dans cette définition, les extrémismes religieux ou politiques faisant glisser le pouvoir vers un régime totalitaire.

Le terme d’extrémisme est, en somme, foncièrement négatif, aux conséquences souvent liberticides et criminelles. Il est désormais, dans la conscience de chacun, le signal d’alarme d’un basculement inévitable vers le coté obscure de la force.

Cependant, cette catégorisation de l’extrémisme comme quelque chose de nécessairement blâmable et dangereux, peut facilement être instrumentalisée pour dévaloriser une position politique ou une doctrine qui cherche à mettre en cohérence une pensée dérangeante et son action : « vous voulez à tout prix mettre en œuvre vos idées ? Alors vous êtes extrémiste, donc vous êtes comme ceux qui pratiquaient l’Inquisition, la Terreur ou le Djihadisme ».

En effet, si l’extrémisme consiste également à refuser  toute modération ou toute alternative  à ce que dicte une doctrine établie, on pourrait qualifier d’extrémiste un antiesclavagiste qui prône l’abolition totale et immédiate de l’esclavage dans un pays qui le pratique, comme ce fût le cas de l’anti-esclavagiste William Loyd Garrison aux États-Unis. Mais inversement, ceux qui étaient contre l’idée d’abolir l’esclavage pouvaient tout aussi bien être qualifiés d’extrémistes, si ce n’est qu’ils ne s’opposaient pas à la réalité dominante mais seulement à ceux qui la contestaient (auquel cas, on ne les a souillé d’aucune mauvaise publicité).

Ainsi tout refus radical d’une situation actuelle qu’on désapprouve, tout effort de cohérence et de rigueur dans la mise en œuvre des valeurs qu’on prône, peut être qualifié d’extrémiste.

Voilà la fragilité de cette notion. Si l’extrémisme de fait est bien réel, et en cela l’Histoire nous met à disposition bien des exemples, il est de plus en plus souvent un outil de classification fallacieux. Dès lors, peut-on toujours penser les véganes comme des extrémistes ? Il est vrai que, comme dit plus haut, certains d’entre eux agissent de manière « extrême », entre dégradation et propagandes de très mauvais gout (reconstitution des conditions d’élevage ou d’abatage dans les rues en remplaçant les animaux par des humains…). Ces actions sont complètement condamnables et sans réelle portée théorico-pratique, car plus révoltantes que convaincantes. Néanmoins, remplissent-ils par là tous les critères de l’extrémisme ? Sont-ils violents ? Sont-ils sans arguments ? Et pour aller même plus loin, sont-ils absolument tous militants ? Je répondrais à ces questions en me penchant désormais sur la réalité plurielle et empirique du véganisme.


La diversité des modes de vie végans 

L’intérêt d’avoir évoqué les « archétypes symboliques » est d’avoir pu exposer cette dangereuse tendance à produire une généralité à partir de quelques cas particuliers, soigneusement sélectionnés. Et comme nous l’avons démontré en introduction, les végans n’échappent malheureusement pas à cette règle du « tous dans le même panier », alors qu’ils représentent un spectre de profils bien disparates.

Premièrement, il existe trois motivations différentes qui mènent au mode de vie végan. La sensibilité empathique à la cause animale est majoritaire, mais il lui arrive être largement détrônée par une éthique plus globale qu’est la cause environnementale (l’élevage intensif étant la cause principale de la déforestation, du réchauffement climatique, de la suppression progressive des espaces naturels et sauvages, etc).

Plus minoritaire est la cause sanitaire qui consiste à supprimer les produits d’origine animale de notre alimentation parce qu’ils sont toxiques et cancérigènes. Cet argument relatif à la santé est minoritaire, puisqu’on peut remarquer que nombre de vegan, sont des adeptes de nourriture industrielle et grasse (qui dit végétal, ne dit pas forcément bon pour la ligne). De même, on peut être végan et n’avoir aucune conscience écologique, bien que cette configuration demeure assez rare.

Autrement dit, cet archétype du végan qui broute une feuille de laitue tout en portant un tee-shirt en coton bio issu du commerce équitable, d’où est inscrit « There is no planet B » n’a pas grande consistance réelle. D’autant plus que cette classification du « végan » comme cet être pâle et frêle, ne mangeant que de la salade, est fondamentalement moderne, et nous oublions que le véganisme existe depuis l’antiquité. En cela j’ajouterai brièvement que les gladiateurs (figures de la force et de la virilité) adoptaient, curieusement,  un régime alimentaire végétalien afin d’optimiser leurs performances physiques.

De surcroit, j’ajouterai que le véganisme n’inclut pas nécessairement de militantisme. C’est avant tout un mode de vie individuel et encore très minoritaire (d’ailleurs difficile à assumer dans une société majoritairement carniste, qui s’adapte rarement à la consommation 100% végétale). Si les végans ont la réputation d’être des « donneurs de leçon » ils sont pourtant souvent discrets et conciliants avec les regards inquisiteurs des mangeurs de viande.

Enfin, si une poignée d’entre eux fait preuve de militantisme ou d’une autre forme de prosélytisme sur la scène sociale, ces derniers sont dans plus de 90% des cas, des intellectuels pacifistes, visant à informer et réveiller intelligemment les consciences au profit de leur combat. Je pense notamment aux nombreux articles qui sortent sur le site http://www.cahiers-antispecistes.org, écrits par des philosophes et autres soucieux de l’altérité animale, qui décrivent parfaitement bien les différentes problématiques liées à l’exploitation animale aujourd’hui et leurs solutions au sein d’un renouvellement de notre communauté éthique.

De par cette diversité, le radicalisme extrémiste dont on les accuse n’est donc pas fondé, pas plus que de déclarer que tous les musulmans sont des terroristes, ou que les blancs occidentaux sont des colonisateurs racistes.


L’extrémisme ou le prix à payer de la cohérence logique

Si le militantisme végan agace et irrite beaucoup les médias, le véganisme comme simple mode de vie subit également beaucoup de critiques. Je ne peux que concéder l’idée que certains, revendiquant le mode de vie végans, puissent être profondément stupides. Je pense notamment à cette tendance (heureusement très faible) à nourrir son chien ou son chat avec des croquettes végétales, ce qui peut-être monstrueusement dangereux pour l’organisme de nos compagnons à quatre pattes. Mais, ceci mis de côté, le mode de vie végan est loin d’être aussi fou qu’on nous le présente.

Rappelons que le mot « vegan » en anglais signifie « végétalien », il ne fait référence qu’à un régime alimentaire excluant tout produit d’origine animale (viande, poisson, produits laitiers, œufs et miel). En France, on distingue le véganisme du régime végétalien, se caractérisant par une extension de l’application de l’éthique végétalienne dans tous les domaines (refus de porter du cuir, de la fourrure ou de la laine, d’utiliser des produits ou médicaments testés sur les animaux, etc). Là où certains y voit un extrémisme par la portée envahissante et radicalisante de ce mode de vie, j’y vois au contraire un effort de cohérence logique : Comment refuser de manger de la vache quand on accepte parallèlement de porter sa peau ? Ce genre de positionnement relèverait d’une dissonance cognitive grave, bien que visiblement très populaire. Je suis toujours surprise de voir des personnes s’indigner devant la corrida en mangeant, par exemple, un morceau de saucisson à l’apéro, comme si la mise à mort d’un cochon au profit du plaisir gustatif était moralement plus acceptable que la mise à mort d’un taureau au profit d’un spectacle. Notre sensibilité émotionnelle ne s’aventure guère plus loin que notre zone de confort, et nous sommes capables de pleurer devant une vidéo montrant une vache hurler à la mort après la séparation d’avec son veau, tout en attendant notre commande Uber Eat composée d’un bon burger « double steak and cheese ».

Certains, au contraire, se coupent  totalement de toute possibilité d’empathie en affirmant cette thèse plus que discutable que « ce ne sont que des animaux » et que l’être humain est, en toutes les façons, « supérieur ». Cette position, aussi problématique soit-elle sur les plans scientifique et philosophique, présente au moins l’avantage d’être crument honnête et en accord avec ce monde anthropocentriste dans lequel nous vivons.

Par-delà même ces considérations animalistes, les végans motivés par l’éthique environnementales, sont cohérents par leur mode de vie qui abolit toute forme d’exploitation animale (cette dernière étant un véritable fléau pour la planète, et un facteur déterminant de l’anthropocène).

Ainsi, cette transformation « extrême » du mode de vie lorsque nous devenons végans, est en réalité plus un aboutissement de la cohérence logique qu’un radicalisme absurde et dangereux.


Une diabolisation stratégique

Mais alors, si le véganisme n’est pas un extrémisme mais un mode de vie réfléchi, cohérent et moral, comment expliquer sa si mauvaise réputation ? Simplement parce que la diabolisation du véganisme est le résultat d’une stratégie de manipulation des masses par les grandes industries agro-alimentaires. Décrédibiliser le mode de vie « végan » c’est protéger un mode de consommation global et titanesque : le fameux « il faut manger de tout », ce « tout » englobant une quantité faramineuse d’investissements et intérêts économiques. Pour protéger d’ailleurs cette consommation globale,  les lobbyings ont récupéré des années 90 un concept de régime alimentaire : le « flexitarisme ».

Face à l’épidémie croissante du mode de vie végétal, et aux nouvelles études scientifiques apportant la preuve d’une toxicité hautement cancérigène des produits carnés et laitiers, il fallait bien rappeler à l’ordre ceux qui commençaient à se poser des questions. Cette piqure de rappel consistait bien évidemment à réintroduire une farandole d’articles débattant de la question de la dangerosité de la viande sur la santé, avec pour conclusion, une espèce de flottement nébuleux entre un « on ne sait pas trop » et « rien ne peut garantir l’exactitude des résultats de ces recherches ».

En bref, ne changez rien à votre mode de vie, vous risqueriez de vous priver de plaisirs simples au profit de considérations hypothétiques ! C’est là que le flexitarisme entre en jeu. Ce régime alimentaire, dont on prône le caractère raisonnable et modéré, est parfait pour déculpabiliser tous ceux qui éprouvent un malaise face l’impact éthique et environnemental de leur consommation, mais qui ne se sentent pas le cœur d’abandonner les produits carnés et laitiers.

De même, sachez que tous les débats excités entre « végans » et « non-végans » sur les réseaux, représentent du pain béni pour les industries agro-alimentaire. Car il leur faut bien quelques végans, ces derniers ouvrant de nouveaux marchés faciles et intéressants (steaks de soja, « beyond meat », fromages végétaux, cosmétiques « vegan », bottes en cuir végétal… etc), mais point trop n’en faut !

Il faut un juste équilibre dans cette galaxie des modes de consommation, afin d’engraisser les poches de tout le monde. C’est d’ailleurs grâce à cette logique que les végétariens sont rarement critiqués sur la scène publique. C’est un régime qui, depuis ces dix dernières années,  a trouvé sa place dans la société (avec néanmoins plus de difficultés en France et dans les pays en voie de développement). Car le végétarisme ne met pas à mal le système (si ce n’est la pêche industrielle), au contraire, il en entretient les rouages principaux. Puisqu’il continue de manger des œufs et du fromage, le végétarien soutient l’élevage intensif, sans savoir que les poules qui pondent les œufs qu’il achète consciencieusement de qualité « label rouge », sont nécessairement abattues après 1an d’exploitation, car plus suffisamment rentables. Les abattoirs rachètent alors les jeunes cocottes à 15 centimes l’unité, pour qu’elles soient ensuite plongées dans un bain électrifié, saignées, déplumées, éviscérées puis conditionnées pour la consommation. Le principe est exactement le même avec les vaches laitières, qui, passé un certain nombre d’inséminations artificielles et cycles de gestations, finissent par moins produire de lait et sont expédiées vers leur destination finale. La production de viande ne serait dès lors qu’un recyclage profitable des industries de l’œuf et du lait.

Et pour cela, les végétariens, certes plus « modérés » que nos fameux végans extrémistes, demeurent des consommateurs économiquement très intéressants. Cette comparaison n’a pas pour but de déshonorer le régime végétarien, mais de mettre en lumière cette diabolisation illégitime du véganisme. L’extrémisme dont il est accusé n’a définitivement pas de sens. Il n’est, ni exagération, ni folie, ni violence, mais bien l’aboutissement rationnel d’une pensée viscéralement dérangeante.

Perrine M